L’ignorance est le pire des poisons.
L’ignorance est le pire des poisons, car quand on ne connaît pas, on est ignorant, on est en danger. En connaissant et en vivant soi-même ses expériences on est plus solide. On peut dire à quelqu’un « il ne faut pas toucher le feu », mais la nature humaine est d’aller voir, se brûler, et là on voit que c’est négatif pour nous.
J’ai expérimenté, je sais qu’il y a des terrains qui ne sont pas envisageables. Par exemple, ne pas dormir assez – quatre heures par nuit, se donner à fond dans le travail pour oublier ce qu’on ne peut pas regarder et qui fait mal, par exemple une déception sentimentale ; ou le manque de présence des parents… Je me suis senti seul. Quand j’étais ado, mon père rentrait à sept heures du soir, la télévision était allumée en continu toute la soirée. Aussi j’allais dormir avec toutes mes questions, et je suis allé chercher les réponses hors du cocon familial.
Le travail fut pour moi un refuge.
A l’époque on parlait de dépression – on était en juillet 1977, encore dans l’ignorance assez générale de la bipolarité. Il y avait quand même des gens qui s’en préoccupaient, mais ce n’était pas courant. Il y avait le docteur Michel, par exemple, qui m’a dit après une médication aux neuroleptiques, qu’il n’y avait pas d’autre issue que les sels de lithium pour rééquilibrer l’humeur.
Malheureusement,
comme cela m’a fait me sentir mieux, j’ai été tenté d’arrêter
de les prendre. Mon docteur de l’époque, Jean Lassalle, était un
psychiatre freudien. Il avait travaillé sur la drogue et il me
donnait une médication à fortes doses, qui ne me faisait rien. Cela
prouve que tout traitement doit être personnalisé. En
neuropsychiatrie c’est très important d’adapter le traitement à
la personne (je n’utilise pas le terme « patient »)
qu’on a en face de soi.
Un autre psy m’avait aussi été
recommandé, et ce fut un échec total dès le premier rendez-vous –
il m’avait fait attendre une heure et demie, et il manquait
d’empathie.
La difficulté est d’équilibrer le dosage des médicaments, et les sels de lithium avec la thérapie par la parole. Au début ce n’est pas évident. C’est aussi pourquoi les médecins hésitaient à le prescrire. Cela vient des USA, précurseurs en la matière. Cependant à Strasbourg nous avons toujours eu des équipes de chercheurs, un staff. Par exemple le docteur Michel Clément, à Haguenau.
Le docteur Michel utilisait le sujet de la musique pour « entrer en contact » avec moi.
Le lithium a été un vrai soulagement pour moi, au contraire des neuroleptiques – encore fallait-il le savoir ! A cette époque-là seuls les médecins désirant vraiment s’informer essayaient de nouveaux traitements.
Je suis retourné voir mon médecin à une période où cela n’allait
pas très bien, au travail, entre autres. Il m’a dit « Vous
n’avez plus besoin de moi, il faut vous détacher de moi » –
c’est une référence au transfert sur le psy. C’est difficile
pour un psychiatre d’avoir de l’empathie tout en ayant la
distance nécessaire pour accompagner le patient.
Nous sommes
dans une époque très pragmatique : une maladie invisible
n’existe pas. Quand on vit dans une famille touchée par cette
maladie il peut y avoir de l’incompréhension. C’est difficile
de voir ses parents en face de soi et d’entrevoir le fait qu’ils
ne comprennent pas ce que je vis. Il y avait un phénomène de
non-communication entre mes parents et moi. Toujours le problème de
l’ignorance. En revanche, ce qui me touchait le plus, c’était de
voir leur souffrance. Ma mère et mon père étaient anéantis par ce
qu’ils vivaient. Il y a eu un abîme entre eux et moi, une période
de silence. Mais l’homme est un animal social et aura toujours
besoin d’avoir des contacts. On a de plus en plus besoin d’avoir
des hôpitaux psychiatriques. La société « crée » des
pathologies. Malgré tout ce qui est fait, il y a moins de choses
faites, moins de travailleurs sociaux – il n’y a pas assez de
travailleurs sociaux compte tenu du nombre croissant de personnes
avec un problème psychique.
Le problème de cette maladie est qu’elle est trop complexe, il y a trop d’inconnues, au niveau comportemental, de l’insertion dans un groupe. On est encore aux balbutiements du « codage » d’une personne ; le cerveau est très compliqué. Il sera intéressant de continuer sur cette voie-là. Les USA sont plus avancés.
Ce problème est sociétal. La maladie « psy » est invisible. Elle se traduit par des comportements changeants. La dépression est à soigner. Mais l’état « maniaque » ? Au départ ce n’est pas inquiétant.
En matière de santé les extrêmes coexistent. Tout être humain a sa part d’ombre et de lumière dans le même temps. C’est à lui de choisir dans telle ou telle situation où il s’inscrit. Il y a des gens qui ont toujours le même comportement. D’autres, cyclothymiques, on ne sait jamais comment ils vont être. Il y a quelque chose d’incontrôlable dans cette maladie. On ne peut pas toujours contrôler. On demande de plus en plus de choses aux gens, ce qui augmente les risques d’être déstabilisé – de la performance, de la compétitivité… Au lieu de coopérer. Il faudrait avoir des objectifs mais pas au détriment de l’autre.
Je me considère comme « a-social » ; je suis sociable, mais aussi a-social au sens où je n’admets pas la compétition par exemple, qui soit au détriment de l’humain.
Je
pense qu’éviter de plus en plus des phénomènes comme le stress
aiderait beaucoup. L’insécurité de tout ordre, la menace. Il faut
que je sois tranquille pour fonctionner correctement. Si je suis
« intranquille », cela contrarie ce que je fais, ce que
je veux faire. Il me faut une certaine tranquillité pour créer,
pour écrire. Pas forcément du domaine de l’argent. Ceci était
plus prégnant dans mon adolescence. Mais cela ne m’a pas trop
déstabilisé. Ce sont les rapports humains, les amitiés trahies,
les injustices, qui m’ont indigné. J’ai lu le livre de Stéphane
Hessel (« Indignez-vous »). Il faut une certaine dose de
doute, de questionnement, de déception, est nécessaire pour pouvoir
avancer. Quand je suis bien je n’écris pas. Mes plus belles
compositions font toujours suite à des expériences négatives.
C’est bien là la dualité de l’être humain, on oscille entre
les choses en conformité avec ce qui me semble être la vie. Je
profite toujours du moment présent, de plus en plus, de l’instant.
C’est difficile de le faire : profiter de chaque instant pour
saisir l’occasion qui se présente. Profiter de la vie qui nous
donne ce qu’il faut pour vivre ce qu’on a à vivre. Souvent on
fait les choses parce qu’on n’a pas le choix – on s’occupe de
ses parents, de ses enfants. Il faut essayer de tirer parti de ce qui
nous échoit. C’est important, il faut se garder des ilots de
tranquillité, aller dans le jardin, prendre un livre. En été il y
a beaucoup de bruit dans le jardin, on ressent plus le fil des
saisons. On fait attention à la vie qui pousse. Chaque jour le
jardin peut être différent. Il faut s’harmoniser avec la nature.
L’homme s’est « dé-naturé ». Il faudrait faire en
sorte que tout ceci cohabite : le règne animal, humain,
végétal, et même minéral. Mais quand on est déséquilibré ce
n’est pas possible.
Pour revenir à la question de l’ignorance, je dirai que à partir du moment où on connaît son ennemi, on peut lutter. On ne peut lutter contre sa maladie que si on la connaît. On doit se l’approprier pour savoir qui elle est et pour la combattre. En fait cela me rappelle un ami, grand maître de judo, qui disait toujours que le seul ennemi n’est pas celui contre qui on se bat, c’est soi-même. Le vrai sujet, c’est soi-même. Le but n’est pas de mettre l’adversaire au tapis, pas de battre l’autre, c’est l’attitude qu’on doit avoir vis-à-vis de l’adversaire ou de la maladie. Le but final est de se retrouver soi-même, de trouver quelle est vraiment notre place. C’est vrai pour les arts martiaux aussi ; savoir qui on est vraiment par rapport aux expériences qu’on vit journellement.
Pour savoir, il faut tirer parti de ce que l’on vit. On ne peut se mettre à la place des autres. Une chose importante : ayant vécu ce que j’ai vécu, j’ai plus de sensibilité envers les personnes qui ont souffert de la maladie, ayant moi-même été en résonnance avec elle. On est plus sensibilisé à cette maladie-là chez les autres. On peut donc essayer d’accompagner, essayer de vivre « à côté » ; sachant qu’on ne peut pas porter le fardeau de quelqu’un d’autre.
Dans
mon couple, mon épouse avait été solidaire pendant mes propres
soucis de santé. Quand à son tour elle a eu une maladie grave j’ai
été à ses côtés aussi. C’est le chemin pour se réapproprier
la vie. Quand on voit quelqu’un fragile, malade, avec des
médicaments, un cathéter, qui sont handicapants, si on n’allège
pas les choses c’est difficile de voir quelqu’un à côté de soi
souffrir. Le plus difficile n’a pas été de rester avec mon épouse
mais de voir sa souffrance. Il y a un moment où on ne peut pas aller
plus loin avec la personne qui est atteinte, c’est elle qui souffre
dans sa propre chair. A côté on ne souffre pas de la même manière.
Personne ne peut porter la souffrance de quelqu’un d’autre.
Y
a-t-il un sens à la souffrance ? La cause de la
souffrance peut être médicale, psychique, c’est le résultat de
quelque chose. Il y a un sens à la souffrance : au minimum,
cela nous apprend que la vie est précieuse.
J’aime
bien régler les problèmes à l’envers. Si un problème paraît
inextricable on peut quand même y trouver un sens : cela permet
aussi de renforcer les liens avec la personne qui souffre à
côté.
C’est quelque chose de négatif dont on peut tirer de
belles choses.