Témoignage d’Andréa, fille d’Agathe diagnostiquée bipolaire à 40 ans

Ma mère, Agathe, a commencé à ne plus voir la vie de la même façon vers 15 ans quand ses parents se sont séparés. Il lui était impossible de choisir entre son père et sa mère, aussi elle était indécise, elle fuguait. Puis elle a subi le choc du décès de sa propre mère. Agathe avait 18 ans. Sa mère, à l’âge de 38 ans, a sauté d’un pont. Son compagnon de l’époque a-t-il joué un rôle dans ce suicide ? L’affaire n’a jamais été élucidée car l’ex-mari de Agathe, commissaire, avait voulu éviter tout scandale.

Agathe a subi des périodes de dépression, pendant sa jeunesse, où elle a été traitée avec des électrochocs. Je pense que cela a eu un impact sur son cerveau. Elle a toujours eu des petits problèmes de mémorisation, elle égare des objets… Par exemple, nous partions en pique-nique et elle, elle était chargée uniquement de préparer les sandwiches. Presque systématiquement elle les oubliait dans la cuisine.

Agathe ne voulait pas vivre chez son père, qui s’était remarié. Elle était dure à vivre et son père l’a mise à la DDASS. Elle a fait des études d’infirmière mais n’a pas fait une carrière d’infirmière. Elle a travaillé à différents endroits. Elle était instable, exigeante, mais très sensible. C’était dur pour l’entourage. Elle s’est mariée à l’âge de 30 ans et a arrêté de travailler pour s’occuper de ses cinq enfants.
Elle a aussi perdu deux bébés pendant la grossesse.

Je me souviens, quand j’avais entre 5 et 6 ans, à l’automne c’était toujours une catastrophe. Ma mère nous laissait seuls.
Elle allait s’allonger sur le canapé : «Je ne suis pas bien. Je vais bientôt mourir. Mais ne t’inquiète pas, ton père va s’occuper de vous.»

Quand les personnes bipolaires sont dans une période où elles ne sont pas «connectées au monde», on ne les reconnaît plus. Ma mère, dans ces périodes, n’était plus elle. C’était peut-être ses neurones qui n’étaient pas connectés ?

Nous habitions une maison entourée de voisins. Parfois, ma mère criait, hurlait pendant les repas devant les voisins, mais ensuite elle ne s’en souvenait plus. Elle avait l’air de ne pas se rendre bien compte de la gravité de ce qu’elle avait fait.

Ou bien elle allait faire un scandale chez les voisins. Une fois, elle est montée en peignoir dans le bus scolaire pour faire devant tout le monde une histoire à mon frère, qui avait pris vingt centimes pour s’acheter un Carambar.

J’avais 11 ans. Le dimanche nous devions nous faire à manger. Elle nous disait : «Venez, on va prier», et nous emmenait à l’église. Elle était obsédée par la mort. Elle priait que la mort ne nous touche pas. J’en veux aux voisins qui ne comprenaient pas et étaient indifférents, la traitaient de schizophrène, de folle. C’est la facilité, de dire «Elle est folle.» Eux, en tant qu’adultes, ils auraient dû voir qu’il y avait un problème.

Nous étions dans les années 1985. Ils me disaient : «Ta mère, elle est complètement dans son monde.» J’en avais de la peine pour elle, et en même temps je lui en voulais de ne pas réaliser les situations où elle nous mettait. Elle n’écoutait rien : «Non, je ne suis pas malade !». Encore maintenant, elle reconnaît qu’elle est malade, mais elle ne veut pas en parler.

Ces périodes duraient environ un mois, en automne. Le reste de l’année elle était bien, gaie…

Mon père a pris la décision de l’emmener chez un psy quand elle avait environ quarante ans. Le premier psychiatre l’a envoyée à L’hôpital psychiatrique. Quand j’allais la voir je traversais un bâtiment, où je voyais un malade dans sa chambre, par la porte ouverte; il s’entraînait à cracher dans un seau… Je me demandais «Qu’est-ce que ma mère fait là ?» On lui donnait des médicaments et elle avait des hallucinations. Je n’arrivais plus à parler, j’en étais malade, je ne comprenais pas son enfermement. Finalement mon père a décidé de l’en sortir. Elle a consulté un autre psychiatre qui nous avait été conseillé par une infirmière sympa.
C’est lui qui a diagnostiqué un trouble bipolaire. Elle est donc soignée pour cela depuis ! Il a fallu mettre au point les dosages de médicaments. C’est hyper important de trouver le bon dosage. Ma mère n’a pas reçu tout
de suite les bonnes doses de médicaments. Cela s’est fait par essais progressifs, par tentatives du médecin, à partir de ce que la patiente pouvait lui dire de l’effet qu’elle ressentait. Il a fallu du temps.

Cela fait à présent dix ans qu’elle est stabilisée et bien connectée, je dirai, au monde. Malgré tout, elle est restée angoissée plus qu’il n’est normal. Par exemple elle se fait beaucoup trop de souci de nous savoir sur la route. J’essaie de lui en faire prendre conscience, et elle s’en rend compte quand même.

Pendant une période de deux ou trois ans, quand elle faisait des séjours à l’hôpital, nous avions des aides familiales qui venaient s’occuper de nous – nous étions cinq enfants à la maison, et mon père travaillait beaucoup. C’était parfois difficile, car elles étaient plus ou moins investies, plus ou moins gentilles et honnêtes…

Parfois ma mère arrêtait son traitement : «Je ne veux pas dépendre à vie !». On le voyait tout de suite ! Elle ne dormait plus. Mon père se battait pour qu’elle prenne ses médicaments – encore aujourd’hui.

Il est très important de bien respecter son traitement. Quand ma mère interrompt le sien cinq jours, par exemple, il lui faut au moins un mois pour se rétablir ensuite. Les gens qui ne prennent pas leur traitement vont droit vers la mort.

Encore maintenant, elle sent venir l’automne. Elle n’a plus envie de sortir. Comme autrefois, quand elle retenait et payait des vacances puis décidait au dernier moment de ne pas partir.

Je n’ai vraiment appris qu’elle souffrait de troubles bipolaires qu’il y a six ans environ.

Ma mère est une personne brillante, avec un côté artiste. Mais elle est instable, facilement déstabilisée. Peut-être manque-t-elle d’assurance ? Elle est un peu en retrait. Aussi elle n’arrivait pas à se fixer. Les toutes premières années de sa vie elle avait reçu une éducation privilégiée aussi elle n’a pas appris à assumer le travail à la maison. Elle ne peut pas conduire.

C’est l’amour de mon père qui l’a sauvée, qui la maintient.

Je l’ai interrogée sur ses périodes noires : «J’avais le cœur qui battait fort, j’étais fatiguée, j’avais envie de dormir, de mourir. Je ne me souciais pas du tout de vous.» Mais elle s’inquiète toujours pour nous, encore maintenant. Elle a subi beaucoup de gros chocs dans sa jeunesse, qui n’ont jamais été réglés. Sa propre mère n’allait pas bien.

Ma mère n’est pas sûre aujourd’hui encore qu’elle souffre de troubles bipolaires : «Je suis malade» dit-elle simplement. Elle refuse les étiquettes.

Moi je l’ai toujours aimée. J’aurais voulu l’aider quand j’étais jeune. Depuis que je sais de quoi elle souffre cela a facilité nos rapports. Je peux prendre certaines choses sur un ton léger. Je dédramatise, je ne l’accuse pas. J’aurais
bien voulu qu’on détecte sa maladie avant de la traiter n’importe comment.

Je tirerai la leçon suivante de mon vécu de fille : les proches devraient détecter qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Au lieu de critiquer ou de traiter de folle, par exemple, à cause de ses sorties en peignoir. Il faut réagir, et encourager à se faire soigner, alerter éventuellement le mari. Dans notre cas, mon père n’était pas informé de ce qui se passait pendant la journée car nous n’osions pas en parler. Il ne voyait qu’elle dormait tout le temps que quand il était en repos.

Mon expérience avec ma mère me rend plus compréhensive avec les autres. J’excuse les attitudes agressives. Je me dis qu’ils ont peut-être quelque chose qui ne va pas dans leur vie. J’ai une sœur qui ne va pas bien elle non plus, et j’essaie de l’encourager à aller consulter un psy. Mais devant ce genre de situation on est démuni. Les paroles n’ont pas toujours d’effet. Comment faire pour les aider ? Il faudrait qu’ils aillent voir un spécialiste, mais ils ne l’acceptent pas toujours.

Ma mère n’est pas vraiment sortie de sa maladie. Elle dit des choses du genre «Je vais mourir.» Elle a 75 ans. C’est peut-être dû à l’âge ? Il lui arrive, alors qu’elle est apparemment très bien, de s’énerver tout-à-coup. Maintenant je sais, je me lève, je m’en vais. J’ai appris à le faire. Ou bien je ris. Elle va s’asseoir et me dit «Oui, tu as raison.»

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