La première fois que j’ai rencontré Françoise, c’était à une exposition à Marseille, dans une rue proche du Vieux-Port, avec un stand en extérieur ; c’était il y a une vingtaine d’années. Elle y participait, elle animait des ateliers d’enfants. Elle m’a dit qu’elle avait un bon rapport avec les enfants. Elle était très passionnée avec beaucoup de projets. Nous étions un groupe assez uni d’artistes, nous nous portions mutuellement dans nos projets, et on avait l’impression qu’elle avait une forme d’admiration pour nous. Elle était attirée et essayait de s’immiscer dans notre groupe et nos conversations. Pendant toute la journée de cette expo en extérieur, nous avons eu le temps d’échanger.
Quelque temps plus tard, nous l‘avons croisée à nouveau ; elle était à chaque fois joyeuse, enthousiaste, pleine de certitudes, d’une assurance que nous n’avions pas. Avec ces personnes-là pleines d’énergie, on est dans la comparaison. On se sentait dévalorisées par rapport à elle. De son côté, elle voulait s’intégrer à notre groupe, car nous étions sécurisées ensemble.
Une fois suivante, Françoise a voulu organiser pour nous une exposition, dans un salon de thé sur un boulevard de Marseille ; elle avait supposé qu’on pourrait y exposer. Elle avait fixé un rendez-vous avec le propriétaire. Elle avait jeté son dévolu sur l’une d’entre nous, Véronique, qu’elle trouvait talentueuse, et m’avait persuadée de venir aussi. A la dernière minute, elle m’a dit que Véronique avait renoncé à venir. Nous sommes quand même allées au rendez-vous, Françoise et moi. (Plus tard, Véronique m’a dit qu’elle avait renoncé à venir parce qu’elle sentait que quelque chose n’allait pas.) Donc, c’était un lieu tout public, pourquoi pas en effet pour une exposition ? Mais devant le propriétaire des lieux Françoise avait un discours compliqué et ce monsieur a vu qu’il y avait un problème. Françoise semblait déstabilisée, elle était un peu cacophonique ; à la fin de l’entretien le projet était abandonné. Le propriétaire n’avait même pas essayé de voir mon travail. Françoise et moi nous nous sommes quittées fâchées. Elle m’avait mise dans une situation honteuse, humiliante.
Par la suite Véronique m’a raconté comment les choses s’étaient passées au sujet de ce rendez-vous. Elle avait renoncé parce qu’elle sentait qu’il y avait un problème. Ensuite, quand Françoise et moi nous nous croisions, nous nous ignorions.
Je n’avais pas de recul par rapport à Françoise ; c’était très facile pour moi de dire « Je ne veux plus avoir à faire avec cette personne ! » J’avais une forme de mépris pour elle.
Elle n’a jamais essayé de revenir vers moi.
Une autre fois, j’ai exposé dans une galerie à Cassis. La galeriste m’a demandé si je connaissais Françoise, qui voulait y exposer aussi ; « Elle te connaît », me dit-elle. Je me suis confiée à la galeriste, sans donner trop de détails, mais en précisant « J’ai senti qu’il y avait un problème avec Françoise. » Personnellement je n’ai jamais vu son œuvre.
Elle avait un côté très versatile pour la préparation de l’exposition ; la galeriste m’a demandé mon avis. Françoise et son compagnon étaient venus ensemble à la galerie, et la visite avait été houleuse, l’atmosphère entre eux deux tendue, aussi la préparation de l’expo était très compliquée. Elle finissait par s’énerver, et du coup les gens se rétractaient. La galeriste, elle, essayait de comprendre.
Plus tard, vous, moi, et une troisième amie, en avons discuté et avons découvert que Françoise souffre de troubles bipolaires. Je n’en avais pas entendu parler. C’est là que j’ai compris enfin.
Si on n’est pas confronté au long cours à des personnes dans la situation de Françoise, on n’a pas le temps de se rendre compte qu’il y a un problème. Moi, je ne savais pas ce que c’était que « bipolaire ». (Je me demande si on n’est pas tous un peu bipolaires ?) Dans ces conditions, soit on fait un effort pour comprendre, soit on renonce. Quand on ne sait pas, on va dire « Elle est folle ! », on ne se mouille pas,on n’essaie pas des choses.
Pour Françoise, elle se ferme des portes dans ce milieu où elle évolue. Par exemple, la galeriste peut porter préjudice à sa réputation, car les galeristes entre eux ont des critères personnels ; mais ils ont conscience que chez certains artistes il y a des aspects pointilleux, ils sont tous différents, hors normes parfois. On fait sortir de soi quelque chose, on fait passer son art ainsi. Il n’y a pas de jugement. Il faut être vrai avec soi-même. Il faut se demander si on veut vendre ses œuvres ou pas.
Mais il y a quand même quelque chose d’attendrissant chez elle. A-t-elle vraiment des amis ? Je pense qu’elle a un potentiel de création. Elle a forcément un parcours, donc elle a une expérience ; a-t-elle changé de raison ?
Aujourd’hui, par rapport à elle, je pense que à partir du moment où on pose ses ressentis, on n’est plus dans le jugement. On comprend qu’elle se bat contre quelque chose de fort. Il y a donc chez elle quelque chose de fort, elle continue.
C’est comme la dépression. Je connais quelqu’un qui était en dépression ; chez moi on disait « Il faut trouver une solution ! » Cette personne avait subi un deuil et j’essayais de lui faire la morale.
Moi-même depuis j’ai fait une grosse dépression, à la suite de quoi j’ai tout compris. Je n’arrivais pas à sortir la tête de l’eau ; je pensais « On ne peut l’expliquer à personne. »
En ce qui concerne Françoise, je me suis dit « A sa place, qu’est-ce que je ferais ? » On peut se sentir immensément seul, même si on est entouré de personnes qui comprennent. A la limite, parler de son mal-être, cela fait peur. J’ai fini par m’en sortir, j’ai appris à gérer ma dépression.
Je pense qu’une personne comme Françoise est confrontée à ce problème. On n’est jamais à l’abri d’une « rechute » ; il faut vivre avec sa souffrance, qui est toujours là, il faut vivre avec et savoir la gérer.
Pour savoir quelle attitude avoir avec une personne bipolaire, il faut déjà comprendre ce qu’elle a .
Dans ce monde, on a besoin d’une normalité, en quelque sorte ; on n’accepte pas tout ce qui ne rentre pas dans le filtre, qui n’est pas une situation standard.
J’en reviens justement à l’épisode de l’exposition ratée ; si j’avais eu plus d’ouverture à l’époque, j’aurais pu prendre du recul, me sentir moins impliquée dans cette situation. Elle avait ce discours incohérent, manquait de calme ; tout était mélangé. Si on n’est pas informé, on a le sentiment de ne pas comprendre ce qui se passe ; on n’a pas le fil conducteur.